Au sein du trio BEY.LER.BEY, le percussionniste franco-libanais Wassim HALAL nous avait tiré sa Mauvaise Langue, après nous avoir attirés vers son Mauvais Œil ; le voici désormais lâchant dans nos oreilles le Cri du cyclope. Ce garçon a de la suite dans les idées, surtout quand elles sont loufoques. Au moins, on ne pourra pas lui reprocher de n’avoir aucune vision de la musique, ni de ne porter aucun regard sur la pratique de son instrument, la darbouka. Tout au plus pourrait-on, avec cette histoire de « cyclopie mauvaise et criarde », lui reprocher d’avoir un regard unilatéral. C’est tout le contraire qu’il expose dans ce triple album.
Hein ? Oui, j’ai bien écrit triple album. Nan mais quoi, revenez, attendez ! Je sais, vous vous dites un album solo de percussion, c’est déjà relou, alors trois ! ». Mais de démonstration pédagogique ni de virtuosité creuse il n’est ici question. En fait, la darbouka, qui est au centre des débats (et des ébats) de cet album, est utilisée comme « agent de détournement ». Ah ! J’en vois déjà qui reluquent l’objet différemment.
En fait, s’il avait voulu faire moins peur et avancer masqué, Wassim HALAL aurait pu baptiser son album « La Darbouka dans tous ses états », ou encore « Parce que la darbouka, c’est notre projet ! ». Mais ça faisait sans doute trop slogan électoral. Et ce tryptique est décidément trop en dehors des clous, fussent-ils ceux de la world music. Ou alors, il s’agit d’une « another world music ».
On ne saurait dire avec exactitude si la darbouka apparaît ici dans tous ses états, mais les expériences auxquelles elle participe (de même que le daf et le doholla, dont Wassim joue également, histoire de varier les timbres) sont nombreuses et ont été classées en trois catégories : solo (disque 1), polyrythmies (disque 2) et drone/voix (disque 3). Là, je devine des paupières qui clignent. Ça y est, l’envoûtement a commencé ! À moins que ce ne soit de la peur ou de la nervosité.
Vous craigniez un disque de percu solo démonstratif avec le disque 1 ? Vous êtes accueilli avec un Oracle énoncé par des anches stridentes, une voix qui s’emporte et qui a même le hoquet, des bourdons… mais pas une once de darbouka ne se fait entendre ! Wassim HALAL a préféré céder la parole (d’oracle, donc) aux invités qu’il a conviés sur cet album ; ils sont une trentaine, c’est vous dire ! La darbouka arrive en maîtresse de jeu dans la deuxième piste, judicieusement nommée Au son des tambours, qui prend l’allure d’un solo de darbouka dédoublé, triplé, démultiplié (avec aussi daf et doholla) bref une darbouka qui serait jouée par un Shiva pas manchot.
Résonnent bientôt Le Fer et la Foudre, puis la darbouka, probablement irradiée au passage, fait l’objet de manipulations électroniques extra-terrestres qui la rend méconnaissable auditivement parlant, puisque métamorphosée en feed-back, et hybridée avec le Gugusophone (!) de Benjamin EFRATI et Pierrick DECHAUX avant de réapparaître dans la pièce éponyme à l’album qui ressemble à un rituel berbère façon MASTERS OF JAJOUKA en version métallico-industrielle urbaine, mais qui fait aussi entendre un hautbois (mizmar, ou zurna) bien rustique. Hallucinogène, comme il se doit !
Le CD 2, consacré aux combinaisons polyphoniques, est celui qui réunit le plus de monde autour de Wassim HALAL. Ça commence avec le Rêve de Polyphème (toujours cette thématique cyclopienne), qui convoque rien moins qu’un gamelan indonésien. Ce n’est certes pas un gamelan complet, mais un gamelan de poche joué par quatre musiciens (Théo MERIGEAU, Sven CLERX, Jérémy ABT, Anboine CHAMBALLU) usant de reyong (petits gongs accordés en carillon) et de cymbales cheng-cheng, plus un musicien au gong (Ya-Hui LIANG). C’est suffisant pour créer un environnement rythmique capiteux, dans lequel s’immisce avec délectation la darbouka de Wassim. Et comme tous les rêves, celui-ci est aussi déroutant qu’enchanteur.
Le rêve vire manifestement au cauchemar puisque la darbouka se retrouve ensuite Dans le ventre de la bête, cette dernière semant aux vents les plus libres, puisque deux clarinettes (Jean DOUSTEYSSIER et Laurent CLOUET) et deux saxophones (Benjamin DOUSTEYSSSIER et Raphaël QUENEHEN) viennent nous refaire le coup de Jéricho ! De la déconstruction orientalisante en somme ! Puis la darbouka passe par le Prisme de 3, au gré des langoureuses et grinçantes tirades de violoncelles (Léonore GROLLEMUND, Anil ERASLAN), violon (Amaryllis BILLET) et quinton d’amour (David BROSSIER). Ce disque pousse encore plus loin l’effet de dédoublement instrumental, les percussions métalliques, les vents et les cordes cherchant à doubler les letmotivs rythmiques de darbouka pour mieux les tirer à hue et à dia.
Le CD 3 est introduit par une Incantation proférée par Leila MARTIAL, que la darbouka claquante de Wassim HALAL et la guitare rugueuse de Gregory DARGENT viennent à la fois soutenir et dévoyer. Une autre voix se fait entendre sur De Zeus, rapidement suivie des couinements viscéraux des clarinettes mizmar d’AALA SAMIR BAND, que renforcent les peaux frappées, ambiance gnawa en perspective ! Voix et anches se succèdent sur les pièces suivantes, avec la litanie a capella d’Oum HASSAN sur Yawra, à laquelle s’enchaîne la zurna de Samir KURTOV sur Grand Écart, comme des intermèdes « a-percussifs », avant que la voix pénétrante de Gamalat SHIHA n’entame une Dernière Incantation mise en relief par la frappe ondulante de Wassim HALAL et par le oud corsé et les effets de Gregory DARGENT.
Jusqu’ici, ce troisième volet pouvait passer comme le disque le plus « world » du lot. C’était compter sans Dernier Tambour, sur lequel Wassim HALAL retrouve ses complices de BEY.LER.BEY, Laurent CLOUET (clarinette) et Florian DEMONSANT (accordéon), plus Pantelis STOIKOS (trompette) avec lesquels il tire la couverture world vers une forme free de plus en plus haletante.
Et puisqu’il faut boire le vin jusqu’à la lie quand il est tiré, Exotropie ferme le ban en faisant barrir à l’unisson la clarinette de Laurent CLOUET, la zurna de Samir KURTOV et la cornemuse d’Erwan KERAVEC (l’acolyte de Wassim dans REVOLUTIONARY BIRDS), tandis que Maître HALAL met les bouchées doubles au darbouka et au bendir. Fin du triptyque. On en aura entendu des vertes et on nous en aura fait voir des pas mûres. Et pourtant, le Cri du cyclope affiche une maturité certaine, en même temps qu’une ambition concluante et une démesure assumée.
Ajoutez à cela l’immense travail graphique de Benjamin EFRATI et Diego VERASTEGUI (Collectif MIRACLE) qui s’étale sur les huit volets de ce digipack comme une fresque surréaliste où se mêlent les univers de Max ERNST, Marcel DUCHAMP, Georges MÉLIÈS et qui ne lésine pas sur l’humour noir truculent, et vous comprendrez qu’on est là pour ricaner SÉRIEUSEMENT !!! Avec son odyssée cyclopique, Wassim HALAL peut se vanter d’avoir provoquer un effet de strabisme dans les oreilles et dans les hémisphères cérébraux ! Lui, on va l’avoir à l’œil !
Stéphane Fougère