LE CRI DU CYCLOPE - ELU - Par CITIZEN JAZZ

L’œil a toujours été une constituante importante de la musique du percussionniste franco-libanais Wassim Halal. Il était d’humeur mauvaise avec Bey.Ler.Bey, il est unique sur cet étrange objet paru sur le label Buda Music, Le cri du cyclope. Triple album à concevoir comme un conte musical en trois actes, ce premier disque de Halal sous ce nom fait partie de la rare famille des soli à plusieurs. Car si sur le premier acte, et notamment sur l’intense « Au son des tambours », le joueur de daf et de darbuka (voire de Doholla, sa déclinaison basse) est seul et répond à ses doubles overdubés, quand ils ne sont pas transformés ou transcendés par l’électronique, ce Cri du Cyclope revendiqué comme un solo charrie un nombre exceptionnel d’invités talentueux. On dénombre un quartet de vents (les frères Dousteyssier, Raphaël Quenehen et le fidèle Laurent Clouet, membre comme lui du collectif Çok Malko), mais aussi des voix, Leïla Martial ou Ghamalat Shiha. Sans compter les cordes, la cornemuse d’Erwan Keravec ou la trompette de Pantelis Stoikos.

On suit aveuglément ce cyclope afin de franchir un miroir. Il ne s’agit pas seulement des collages surréalistes et référentiels de la pochette (Marcel Duchamp, René Laloux, Francis Bacon et Georges Méliès pour les plus évidents…), mais de la succession des climats. En trois temps, Halal instaure pour l’auditeur une forme de bulle voire de boucle où les repères se doivent d’être perdus. C’est sensible dans le second disque, sans doute le plus ambitieux, où se succèdent des joueurs de gamelan (dans « Le rêve de Polyphème », étonnamment doux pour un cyclope cruel), les saxophones qui rappellent l’apport décisif des musiques orientales à la grammaire free (« Le ventre de la bête ») et des cordes entre deux mondes (« Prisme de 3 » avec la formidable Amaryllis Billet). Il ne s’agit nullement de musique du monde, ou alors celle-ci a volontairement cassé sa boussole et furète au gré des instants. Ce n’est pas non plus une bête fusion, plutôt un lent assemblage qui laisse ses sucs un peu partout et ne s’interdit pas d’interroger le minimalisme à grand coup de darbuka et de le mettre en parallèle avec les musiques de transe, pas si éloignées.

Un cyclope peut difficilement loucher. Sans la stéréoscopie, ardu d’envisager le pas de côté. Quand Wassim Halal le crée, c’est pour un monde plein d’étrangeté qui trouve son biotope dans le dernier volet, disque plus long en forme de synthèse. Tout débute par une magnifique « Incantation » de Leïla Martial que Halal rejoint comme pour la pousser au cri. L’électronique est un ingrédient majeur qui libère la parole et rappelle les prémices de l’œuvre. On a le sentiment d’écouter un album en bichromie, où les deux premiers disques se combinent pour en former un ultime. Il suffit d’un tout petit décalage, et le paysage est absolument changé. Il peut même s’avérer quelque peu inquiétant sur le oud de Grégory Dargent (« Dernière incantation »). Le Cri du cyclope est un voyage sous l’emprise de quelques psychotropes inconnus et sans dommage. C’est surtout un univers qui n’appartient qu’à son créateur. Ce premier album nous livre une œuvre aboutie et maturée qu’il convient de saluer avec enthousiasme. Une heureuse surprise.

Par Franpi Barraux